dimanche 23 décembre 2012

Dieu est mort, vive Bourdieu !



Bourdieu et Marx : pour des centaines d'intellectuels de gauche le premier a remplacé le second au sommet de leur  panthéon personnel de la pensée.


Dieu est mort, vive Bourdieu !

Disparu en 2002, Pierre Bourdieu fut sans doute l’intellectuel français le plus controversé de la fin du XXIe siècle. Ultra cité partout dans le monde même 10 ans après sa mort, ce penseur rock qui déboulonnait les institutions a écrit une trentaine d’ouvrages et compte toujours des milliers d’adeptes. Coup de bol, le Seuil publiait il y a quelques semaines Sur l’État. Une recension de ses cours au Collège de France de 1989 à 1992 qui nous donne à voir un Bourdieu à la fois plus pédagogue que jamais mais toujours aussi transcendant. Nous avons demandé à Fréderic Merand, politologue à l’Université de Montréal et auteur notamment d’un article (avec Vincent Pouliot) portant sur Bourdieu de nous parler de Sur l’État.


M. Merand, pourquoi, selon-vous, devrions-nous lire Bourdieu ?



Le politologue Frédéric Merand de l'UdM
Bourdieu fixe un objectif ambitieux aux sciences sociales : mettre au jour les conditions sociales qui rendent possible la vie économique, politique, familiale, scientifique ou culturelle. Son œuvre séduit parce qu’elle permet de « dénaturaliser » ce que nous prenons pour des réalités évidentes : la nation, le marché, le talent, le goût, la science… Mais elle dérange parce qu’elle montre que toute relation sociale se fonde sur une inégalité de pouvoir.

Pour Bourdieu, qu'est-ce que l'État ?



L’État est bien sûr un appareil bureaucratique, mais c’est surtout une puissante construction mentale. « Parler au nom de l’État » donne un pouvoir considérable aux groupes sociaux qui ont accès au sommet de l’État (juristes, hauts fonctionnaires, médecins, patrons…). Il permet de dire qui est citoyen et qui ne l’est pas, qu’est-ce que le mariage, où est l’ennemi, qui ira en prison… Bourdieu souligne la réalité double de l’État, qui sert à réprimer (ce qu’il appelle la main droite de l’État) mais aussi à protéger (la main gauche).

Bourdieu analyse la « révolution » de Mai-68 en France. Peut-on établir un parallèle avec le «printemps érable» ?

Oui. Bourdieu analyse Mai-68 comme une crise du champ universitaire issue d’une démocratisation inaboutie. Comme au Québec, la contestation est portée par ce qu’il appelle les « facultés dominées » (lettres et sciences), où les débouchés professionnels sont incertains, alors que les « facultés dominantes » (médecine et droit… aujourd’hui on ajouterait gestion) sont plutôt indifférentes au mouvement.

Bourdieu parle de révolution symbolique en donnant l'exemple du peintre Manet...



Bourdieu aimait analyser la vie et l’œuvre d’un personnage emblématique (par exemple Manet, mais aussi l’écrivain Gustave Flaubert ou le philosophe Martin Heidegger) à partir du milieu social dans lequel il a vécu. Manet intéresse Bourdieu dans la mesure où sa trajectoire lui permet d’expliquer la formation au 19e siècle d’un champ artistique moderne, autonome, qui ne dépendra plus des académies ou des mécènes mais du jugement des artistes eux-mêmes.

Le concept de temps (calendrier, heures) est une construction de l'État...

Paraphrasant le sociologue allemand Max Weber, Bourdieu dit que l’État détient le « monopole de la violence symbolique légitime ». C’est à travers l’État qu’on obtient le pouvoir d’imposer des « principes de vision et de division ». Presque toutes nos catégories de pensée ont été inculquées par l’État, souvent à travers l’école : le calendrier avec ses congés officiels et ses jours fériés, mais aussi les poids et les mesures, l’histoire avec ses dates, ses héros et ses grands découpages, la géographie nationale, etc. Derrière toutes ces distinctions, il y a des gagnants et des perdants, mais nous nous soumettons de manière inconsciente à un ordre social, celui d’un État et pas d’un autre.


Bourdieu pose son regard acéré au sujet de l'opinion publique, il n'y croit pas?

L’un des textes les plus connus de Bourdieu s’intitule L’opinion publique n’existe pas. Sa critique des sondages d’opinion va au-delà de la méfiance dont on doit faire preuve à l’égard de la formulation et de l’ordre des questions. Pour Bourdieu, les gens n’ont souvent pas une opinion formée sur quelque chose avant qu’on leur pose la question. En fait, les sondages sont plutôt des instruments d’action politique. Dire que 66 % des Québécois veulent ceci ou cela n’a de sens que dans la mesure où ça permet à certains groupes de promouvoir leur opinion plutôt qu’une autre. C’est une façon de dire que « l’opinion publique est avec nous » comme autrefois les rois disaient que Dieu était avec eux.

Sur l'État : Cours au Collège de France (1989-1992)
Seuil, 2012
672 p.



Florilège bourdieusien 


«  L’image du jeu est sans doute la moins mauvaise pour évoquer les choses sociales. »

«  La télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d'une partie très importante de la population. »

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